Le marché était simple : l'une s'occupait de faire faire le voyage à l'aller et au retour, en échange de quoi, l'autre donnait un coup de main pour la récolte de plantes. Deux jours loin de Tharion, à camper autour du feu, au milieu de ruines inconnues. Ce ne serait sans doute pas de tout repos, mais même sans la présence de faucheurs, Rhéa était certaine de pouvoir s'en sortir.

Avec les années le Chaudron avait diversifié son offre de joyaux magiques et d'objets enchantés, au point de pouvoir proposer quelques très rares bijoux en zylon. Cette pierre fabuleuse était assez difficile à trouver, mais ses propriétés en valait la peine. Le seul souci pour les acheteurs, c'était lorsque venait le temps de la recharger : les ruines de Kalos se trouvaient loin du village, en territoire hostile, et tout le monde ne pouvait pas se permettre d'aller crapahuter pendant plusieurs jours dans la nature.
C'était ce qui avait donné l'idée à la jeune femme de proposer un tout nouveau service de recharge d'artefacts.

L'idée était très simple : les propriétaires d'objets enchantés au zylon venaient déposer leur bien à recharger à la boutique et après en avoir collecté au moins deux, Rhéa s'occupait de les porter jusqu'aux ruines, de les recharger et de les ramener. L'expédition lui donnait aussi l'occasion d'explorer le sud de l'île à la recherche de quelques minerais précieux.
Cependant, 4 jours de voyager en comptant l'aller et le retour, plus deux jours au moins sur place pour recharger les pierres, voilà qui rendait l'aventure longue et d'autant plus dangereuse. N'ayant pas encore de monture à disposition, la golem avait décidé de contourner le problème autrement et de faire appel à quelqu'un qui pourrait tirer avantage de la situation.

Séléné avait tout le temps besoin de nouvelles plantes et faisait, elle aussi, de nombreuses excursions hors de Tharion. En échange de ses dons de téléportation, elle s'offrait les services d'une assistante pour la récolte de plantes ainsi qu'une seconde paire d'yeux pour surveiller ses arrières. Tout le monde était gagnant.
Rendez-vous avait donc été donné aux portes du village, tout juste une heure après le lever du jour. Rhéa avait enfilé des bottes solides, une sorte de poncho à capuche en laine bouillie pour se tenir au chaud même s'il venait à pleuvoir, et avait de quoi camper dans un gros sac à dos rafistolé. Évidemment, elle n'avait pas oublié les objets à recharger ni de quoi faire ses propres recherches de minéraux.

Les faucheurs en charge de surveiller les allers et venues à la porte n'avaient pas semblé ravis de savoir que deux jeunes femmes allaient faire du camping comme si de rien était aussi loin de l'enceinte protectrice de Tharion, mais il était difficile de retenir quelqu'un capable de vous enterrer à plusieurs mètres sous terre d'un simple coup de talon au sol. Ils s'étaient donc contentés de gronder Rhéa en l'assommant de conseils et en lui ordonnant de prendre l'escorte d'une créature rompue aux arts du combat la prochaine fois.

Il s'écoula encore plusieurs minutes avant que la flamboyante herboriste pointe le bout de son nez, réveillant chez la golem le besoin de l'accueillir avec une raillerie :

— Eh bien, j'en connais une qui passe un peu trop de temps devant son miroir le matin. Merci de bien vouloir nous honorer de ta présence, j'ai cru pendant un instant que je devrais faire la route toute seule.

La pique était gratuite, mais le sourire qui l'accompagnait était plus amusé que mal intentionné. Rhéa avait une véritable admiration pour les talents de la rouquine, mais prenait aussi un malin plaisir à l'asticoter dès que l'occasion se présentait.

EPSILON

Elle ouvrit la bouche, outrée de ce qu'impliquait la réplique de la rouquine. Préférant ne pas y donner suite, elle se contenta de marmonner qu'une beauté naturelle n'avait pas besoin de plusieurs heures pour être sublimée, tout en repoussant sa longue natte noire de son épaule.
Ce n'était pas la première fois qu'elle passait par un portail de marauder, mais elle ne se serait pas qualifiée elle-même d'habituée. Ces voyages instantanés étaient bien pratiques, cependant ils lui donnaient l'impression étrange d'être arrachée de terre et balancée dans le vide sans pour autant sentir de mouvement. Par réflexe, elle ferma les yeux et suivit le mouvement de Séléné jusqu'à ce que la sensation d'être "revenue" sur terre lui confirme qu'elles avaient changé de localisation.

Il suffit d'un rapide coup d'œil aux alentours pour constater qu'elles n'étaient pas vraiment arrivées à destination : la forêt bruissait sous une brise calme et si une légère odeur iodée trahissait la proximité de la mer, force était de constater qu'il faudrait marcher pour atteindre les ruines.

— Je suis sûre que c'était parfaitement volontaire de ta part de nous envoyer aussi loin de notre destination, pas vrai ? demanda la golem avec un petit sourire narquois. Eh bien alors Len, on avait la flemme de faire de travail en entier ?

Rhéa lui donna un petit coup de coude et réajusta son sac sur ses épaules, prête à se mettre en route.
Il ne devait pas y avoir tant de chemin à parcourir que cela, si la mer se trouvait tout proche, c'était qu'elles avaient gagné au moins une journée et demie de voyage. Avec un peu de chance, elles ne tomberaient sur aucune créature hostile d'ici à ce que les ruines n'apparaissent entre les arbres. Une fois sur ces terres longtemps oubliées, elles n'auraient pas à se préoccuper autant de leur sécurité. L'exploration et l'étude de l'île n'étaient pas complètes, cependant de nombreux observateurs et voyageurs affirmaient que les ruines de Kalos étaient presque exemptes de la présence de monstres dangereux. Cela ne les rendait pas aussi sûres que Tharion, mais y camper pendant 2 jours ne semblait pas irréalisable.

— Alors dis-moi, quel genre de plante est-ce qu'il va falloir chercher au juste ? Il y a plus verdoyant comme environnement que ces étranges ruines, fit remarquer la jeune femme tandis qu'elles avançaient entre les arbres.

Pour sa part, la géologue du Chaudron se contenterait très bien de revenir avec des Sodins et, si la chance était avec elle, de quelques zylons supplémentaires. Depuis qu'elle avait réalisé tout le potentiel de cette gemme, elle souhaitait en faire un petit stock et expérimenter dessus. Cette sortie était l'occasion idéale de s'entraîner à la repérer plus facilement.

Rhéa avait rapidement compris que ses pouvoirs pouvaient l'aider à repérer métaux et pierres précieuses, du moment qu'elle prenait le temps de se familiariser avec. Comme un chien truffier est dressé à repérer l'odeur du champignon, la golem s'entraînait à reconnaître la signature tellurique des minerais de l'île. Les plus communs, comme le Dakfar ou le Golix, ne lui posaient déjà plus aucun problème. Elle aurait aimé pouvoir en dire autant de l'Artyn ou du Stelion, malheureusement elle n'avait pas encore pris le temps de bien s'entraîner avec ces matériaux. Quant aux autres qu'elle connaissait...

— D'ailleurs, si on trouve de nouveaux minerais pour les enchantements, ça ferait aussi mon affaire. Je n'ai pas eu vent de nouvelles découvertes à ce sujet dans les ruines, mais ça sera peut-être notre chance de mettre la main sur de tout nouveaux spécimens.

EPSILON

— On cherche donc une plante luminescente uniquement de nuit et dont tu n'as aucune idée de l'utilité. Merveilleux ! Si c'est ton plan pour que l'on te prenne enfin pour une lumière, je suis au regret de te dire que tout le monde sait déjà que tu ne brilles que par ton talent à t'attirer des ennuis. Me tuer à coup de poison ne suffira pas à masquer cette vérité, j'en ai peur.

La réaction de l'herboriste lui tira un gloussement et elle accéléra le pas pour éviter les conséquences de sa remarque.
Il leur fallut au moins une bonne heure pour arriver en vue de la lisière du bois et des premières pierres ancestrales. La terre se teinta progressivement de rouge sous leurs pieds et bientôt, les restes d'un escalier les conduisit à un grand espace dégagé où ne subsistait que quelques pavés et débris de colonnes. Le couvert des arbres laissait place à un ciel dégagé et bleu. Il était bon de sortir le nez de cette forêt parfois étouffante !

Rhéa prit une grande inspiration, s'ouvrant à l'atmosphère particulière des lieux ainsi qu'à l'énergie ancienne et tranquille des pierres qui dormaient là. Si la vie au village ne lui avait pas convenu, elle se serait certainement installée dans ce lien, en ermite. Les montagnes n'étaient pas si loin, on pouvait les voir se dresser par-delà la cime des arbres. C'était l'emplacement parfait pour se reconnecter à la terre et aux trésors qui gisaient en son sein. Sans parler de l'absence notable de créatures dangereuses ! Un vrai plus pour quiconque souhaiterait s'installer là.

— Tu t'es déjà demandé pourquoi cette île était si rouge ? Quand ce ne sont pas les arbres, c'est le sol lui-même. Il y a quelques pessimistes qui disent que c'est tout le sang qui a coulé pendant la guerre qui a fait naître l'île, et que c'est pour cela qu'elle a cette couleur. J'ai un peu de mal à y croire, mais puisqu'il parait qu'elle n'était pas là avant notre arrivée sur ce monde... Ils ont peut-être raison ? Si ta fleur mystérieuse aux bourgeons rouges se met à saigner quand on la cueille, on sera fixée.

La jeune femme aimait assez les histoires effrayantes parce qu'elles avaient toujours une fin et aucunes conséquences pour ceux qui les entendaient. Ce n'était pas comme de les vivre et de devoir en garder une trace dans sa mémoire ou sur son corps. L'Histoire avec un grand H avait cet effet indésirable, en plus d'être encore plus effrayante.

— Est-ce qu'il vaudrait mieux s'installer un peu plus loin ? Je n'ai jamais pris le temps de tout explorer, mais si on arrive à avoir un reste de toit au-dessus de la tête, ça pourrait presque être confortable.

EPSILON

Ah l’amnésie générale… Elle aussi s’était donnée des mots de tête à essayer de se souvenir ne serait-ce que d’un fragment de sa vie passée et elle aussi avait dépensé beaucoup de mots lors des premières discussions entre naufragés. Personne n’avait de réponses, mais tout le monde s’accordait à dire la même chose que Séléné : les coïncidences étaient nombreuses et étranges.

En revanche, la golem n’était pas tout à fait d’accord avec sa collègue et voulait continuer de se torturer l’esprit avec ces questions. Imaginer passer sa vie à simplement survivre sur cette maudite île sans jamais avoir de réponses à ses questions la déprimait au plus haut point. Et les dieux seuls savent à quel point cela l’aurait révoltée de savoir que son espérance de vie à elle pouvait atteindre plusieurs millénaires si elle se montrait prudente. Une éternité à douter et s’interroger ? Non merci.

Réajustant son sac sur ses épaules, Rhéa suivit du regard la direction que lui pointait l’herboriste et hocha la tête. L’emplacement semblait idéal, plutôt abrité et assez loin de la forêt pour éviter de se heurter à des bêtes en maraude.

— Allons planter nos tentes rapidement. Je veux pouvoir mettre les pierres à recharger le plus vite possible pour être sûre qu’elles se gorgent bien d’énergie d’ici à notre départ.

Une dernière vérification sur le meilleur chemin à prendre et elles purent se remettre en route. Sans les arbres et la faune sauvage pour entraver leur progression, elles pouvaient avancer tout en admirant les vestiges autour d’elles sans se soucier d’autre chose. C’était également l’occasion de repérer plantes et minéraux qu’elles pourraient récolter dans les jours à venir.
Une fois arrivée dans l’espace dégagé que la rouquine avait aperçu depuis leur promontoire, il fut temps de sortir les toiles de tentes et les cordes. Les pavés disjoints ou manquants offraient une bonne prise pour les piquets et bien qu’il n’y ait pas de point d’eau tout proche, elles avaient remarqué la présence d’une source sauvage à seulement quelques minutes de marche.

Rhéa se laissa tomber assise à même le sol dans un soupir une fois sa tâche achevée. Le soleil était monté haut dans le ciel et l’air s’était réchauffé agréablement. Ce temps lui rappelait quelques bons souvenirs de l’époque où elle vivait parmi les humains, sans crainte d’être dénoncée. Des souvenirs malheureusement teintés d’amertume, comme à chaque fois qu’elle pensait aux habitants premiers de ce monde. Tous n’étaient pas mauvais et il y en avait même eu certains pour défendre les Créatures, mais trop peu à son goût.
Une pause déjeuner était de rigueur pour chasser ces pensées parasites. De plus, elle avait du travail qui l’attendait et besoin d’énergie pour l’accomplir. Gourde posée sur les genoux, elle se mit à fouiller son sac à la recherche de quelque chose de consistant à se mettre sous la dent.

— Je compte aller me balader un peu pour trouver le meilleur endroit où stocker mes pierres. Et toi, quel est ton programme ?

Après tout, rien ne les obligeait à passer la journée ensemble. L’endroit était assez sûr pour que chacune puisse vaquer à ses recherches et leurs sorties nocturnes allaient probablement mériter une sieste pour être menée à bien sans bâiller à s’en décrocher la mâchoire. La jeune femme se demandait si elle pouvait remplacer la sieste par une séance de méditation… Les ruines se prêtaient très bien à l’exercice pour les Créatures de son espèce.

EPSILON