Dans la tiédeur de la réserve, Rhéa faisait l'inventaire. La pièce n'était pas très grande, juste de quoi avoir quelques caisses et des étagères pour de grosses boîtes. Le Chaudron ne conservait que très peu de métaux, concentrant ses efforts sur les minéraux magiques. Or ces derniers ne demandaient jamais trop d'espace de stockage.

Golix, laruxis, sodin, tous dormaient sur les étagères, en quantité raisonnable. En revanche, le tonnelet destiné a l'artyn présentait un niveau dangereusement bas. Ces petits cristaux violets étaient aussi jolis à regarder que pratiques et il était possible de les monter en bijoux autant que de les réduire en poudre pour enchanter le métal d'une arme. Le Chaudron n'hésitait d'ailleurs pas à travailler en partenariat avec la forge de la Faery pour assurer le sertissage ou l'enchantement sur commande des clients.
Nombreux étaient celles et ceux désirant porter ce cristal lors de leurs sorties de Tharion afin d'avoir un indicateur clair de la présence de monstres. Les faucheurs ne manquaient pas non plus d'en faire régulièrement la demande, ce qui expliquait que les réserves soient si basses.
Une petite sortie aux sources d'Astyd s'imposait.

Rhéa ne possédait pas vraiment d'armes, utilisant ses pouvoirs et son environnement pour se défendre lorsque c'était nécessaire. En revanche, elle avait toujours sur elle de quoi extraire les matériaux recherchés : un petit marteau de géologue, des burins et des aiguilles, différentes bourses, boites compartimentées et sacoches. Parfois elle s'armait d'une lampe de poche faite de métal poli réverbérant la lumière d'une etheryl, mais puisque les Sources n'étaient pas souterraines, elle pouvait s'en passer. Bien sûr, son sac de récolte contenait aussi de quoi faire quelques bandages sommaires, juste au cas où.

Programmant sa sortie pour le lendemain, la golem quitta Tharion suffisamment tôt pour pouvoir arriver à destination sur les coups de midi. Elle aimait tout particulièrement sortir lorsque la nuit s'effaçait et assister au spectacle du ciel se parant des couleurs de l'aurore. La plupart des prédateurs nocturnes étaient sur le chemin de leur tanière, lui assurant une relative sécurité et la forêt ne bruissait pas encore des chants d'oiseaux qui se réveillaient avec le soleil. Il lui fallait marcher à pas feutrés pour ne pas déranger la nature encore endormie

Prenant plein nord depuis son point de départ, la jeune femme arriva au pied de l'escarpement rocheux au sommet duquel se trouvaient les sources en moins que quatre heures. Quelqu'un d'autre aurait sans doute fait le tour pour passer par la seule voie praticable située tout à l'est du plateau, mais un peu d'escalade n'était rien pour une créature dans son genre.
Une main posée contre la roche, elle laissa l'énergie tellurique couler librement en elle avant d'en prendre le contrôle. Une marche de pierre sortit alors de la paroi dans un raclement sourd, bientôt suivie par d'autres jusqu'à former un escalier. Il n'y avait plus qu'à suivre la voie et la faire disparaître au fur et à mesure de l'ascension.

Les sources d'Astyd avaient quelque chose d'envoutant malgré la chaleur moite dans laquelle baignait la végétation et les innombrables créatures dangereuses qui se tapissaient dans les ombres. Rhéa se faufila entre les feuillages aussi discrètement que possible jusqu'au bord de l'un des bassins.
Quel dommage que ces sources soient si dangereuses, elle n'aurait pas refusé de se tremper dans l'eau chaude !
Remettant à plus tard ses envies de bain, elle se mit à ouvrir l'œil en quête des fameux cristaux d'artyn qu'elle était venue chercher. Il n'était pas rare d'en trouver sur les berges ou à faible profondeur, elle commençait donc par là.

Après une petite heure de recherches, elle avait mis la main sur une géode de quartz de la taille d'une mandarine, tout à fait ravissante, mais seulement deux cristaux magiques avaient rejoint son sac. Un peu déçue, elle allait quitter les abords du bassin lorsqu'un petit serpytre aux couleurs chatoyantes sortit d'un buisson pour lui filer entre les pieds et rejoindre l'eau à toute vitesse. Craignant que l'animal qu'attire dans son sillage une bête plus grosse et plus féroce, Rhéa balaya rapidement du regard les alentours à la recherche d'une cachette et ne trouva rien de mieux que de se dissimuler derrière le tronc couché d'un arbre abattu et recouvert de mousse.
D'un bond, elle passa derrière le tronc et posa un genou à terre en se courbant pour rester hors de vue. Retenant sa respiration, elle attendit de percevoir le bruit de pas de la chose qui avait effrayé le serpytre.

EPSILON

Des pas, il y en eut, mais bien plus légers qu'elle ne l'aurait imaginé. Ni grognement, ni souffle bestial indiquant la présence d'un gros prédateur... Ce qui avait fait fuir la petite créature aquatique devait être moins imposant que prévu. Il y eu encore un peu de bruit, puis le son d'un corps qui entre dans l'eau. Curieux.
À présent certaine qu'elle ne risquait pas d'être débusquée comme un lapin dans son terrier, Rhéa voulait s'assurer de l'identité de la chose qui se baignait à quelques mètres de sa cachette. Déposant son sac à terre avec beaucoup de précaution, elle longea le tronc qui la dissimulait et profita d'un trou de verdure pour jeter un œil.

La surprise se mêla à la déception : c'était tout simplement une créature, comme elle. Bien qu'elle ne distingua pas grand-chose de l'inconnu, elle pouvait tout de même affirmer que son visage ne lui revenait pas. Un nouvel arrivant sur l'île peut-être ? Ou quelque l'on ne voyait pas beaucoup à Tharion. Elle eut une grimace en se rappelant que certaines créatures préféraient rejoindre les Vels et que leur compagnie n'était pas des plus agréables. Mieux valait éviter l'affrontement, elle n'avait pas terminé de faire son stock et avec un peu de chance, un monstre aquatique remonterait des profondeurs du bassin pour croquer ce baigneur imprudent avant même qu'il ne devienne un problème.

Bien décidée à reprendre sa route, Rhéa recula pour revenir à son sac, mais un éclat coloré bondit hors de l'une des poches pour filer par-dessus le tronc, en direction de l'eau. Le sournois petit serpytre qui avait été effrayé un peu plus tôt devait avoir sonné l'alerte auprès de ses camarades et voilà qu'ils se vengeaient en dérobant le maigre butin qu'elle avait réussi à se constituer ! Alors qu'elle se redressait pour essayer de rattraper l'animal, elle le vit rejoindre deux de ses congénères qui tiraient derrière eux une partie des vêtements du baigneur. C'était tout simplement du vol en bande organisée et la jeune femme faisait les frais des actions de l'étranger.

— Reviens ici espèce de lézard visqueux, marmonna la golem en se lançant à la poursuite de l'animal kleptomane.

Se faisant aussi discrète que possible, elle approcha à grandes enjambées du tas d'affaires qui avait été négligemment laissé au sol. Les trois voleurs, voyant arriver cette grosse créature, prirent leurs pattes à leur cou, non sans emporter avec eux leurs trésors, à savoir un pantalon et la bourse contenant les cristaux. Cherchant un refuge dans l'eau, ils se jetèrent dans la source.
Voyant que le fruit de ses recherches se faisait la malle, Rhéa abandonna toute tentative d'être discrète et se rua à leur poursuite.

— Rends-moi ça !

Malheureusement, les petits animaux avaient trop d'avance et étaient trop vifs une fois dans l'eau. Le temps qu'elle pose un pied dans la source, ils avaient déjà presque atteint la silhouette du baigneur.

— Hé toi ! Attrape-les ! cria-t-elle par réflexe à l'attention de l'inconnu, dans l'espoir qu'il se redresse et barre la route des serpytres

Les deux chapardeurs de pantalon, qui semblaient avoir plus de mal à nager avec la masse de tissu qu'ils traînaient, se retrouvèrent pris en étau entre l'inconnu et la jeune femme qui avançait toujours. En revanche celui qui tenait la bourse entre ses dents fila sans se retourner vers le centre de la source chaude, trop rapide pour que quiconque puisse lui mettre la main dessus.
La golem avait les yeux rivés sur lui et tendit la main pour essayer de ramener à elle son butin lorsqu'une énorme paire de mâchoires jaillie alors de l'eau pour avaler le voleur et son butin. L'eau bouillonna un instant avant que le prédateur ne replonge, faisant disparaître les cristaux dans les profondeurs. La petite vengeance des serpytres leur coûtait bien cher à présent.

EPSILON

Rhéa prit une longue et profonde inspiration. Ce n’étaient que deux pauvres cristaux, inutile d’en faire un drame. Il lui restait de longues heures avant la tombée de la nuit. Elle avait le temps.
Problème numéro deux : l’inconnu défroqué. À défaut d’être particulièrement aimable, au moins ne semblait-il pas agressif. Un coup de chance sur cette île où tout ce qui vivait semblait vouloir vous arracher les yeux et les gober.

Les bras croisés et l’air un peu revêche, la golem le détailla de la tête aux pieds sans aucune gêne. S’il se permettait de se promener les fesses à l’air, elle pouvait bien se rincer l’œil. Mais elle songeait surtout que s’il avait tant d’assurance, c’était sans doute qu’il se pensait à la hauteur pour se défendre face à elle ou à n’importe quel monstre qui sortirait des fourrés. Elle ne prendrait donc pas le risque d’ouvrir les hostilités tout de suite, sans compter qu’une chasse aux cristaux l’attendait encore et elle avait besoin de tous ses membres encore attachés à son corps.

— Qu’est-ce qui te fait croire que tu es en droit de me poser cette question ? Je viens de t’éviter de perdre ton pantalon, tu pourrais me dire merci avec un joli sourire, non ? Sans compter que si les serpytres se sont vengés, y compris sur moi qui suis innocente, c’est parce que tu leur as fait peur en premier.

Il devait bien faire une tête et demie de plus qu’elle, mais Rhéa n’avait pas l’habitude de se démonter. Qu’il fasse donc l’ours ronchon autant qu’il le souhaitait, elle en avait vu d’autres.

— C’est plutôt moi qui devrais te poser la question : qu’est-ce que tu fais ici, à tremper tout ce muscle dans une source grouillante de monstres aquatiques ? C’est une tentative d’en finir avec tes jours ou simplement de l’inconscience ?

Un sourire goguenard se dessina sur ses lèvres au fur et à mesure qu’elle parlait. Libérer sa frustration d’avoir perdu le fruit de son travail en raillant l’étranger lui faisait un bien fou ! Peut-être pourrait-elle se venger à son tour en le faisant tourner en bourrique jusqu’à ce qu’il perde la raison ? L’idée avait quelque chose de séduisant. De plus, elle manquait de gens à embêter au village, c’était donc l’occasion idéale.

EPSILON

Ah ! Voilà ce qu'elle voulait voir : un inconnu ronchon et un peu agacé de se prendre un retour de flamme. Rhéa n'était pas fondamentalement mauvaise, cependant elle prenait un malin plaisir à irriter les gens autour d'elle avant de les caresser dans le sens du poil pour les rendre confus. Il fallait bien avoir ses petits défauts...
Le baigneur se fendit d'une réplique à peine sincère quant à sa gratitude, ce qui aurait pu lui valoir de se prendre un gravier dans les fesses si la Golem avait été de mauvaise humeur. Sans aller jusqu'à faire serment d'allégeance, un petit "merci" ne semblait pas être de trop étant donné les circonstances ! Elle ne connaissait pas encore son nom et pourtant elle pouvait déjà le taxer d'ingrat.

— J’ai besoin de me détendre. Je sais ce que je fais, un prédateur ça se voit venir… et en évitant de trop bouger, on ne risque pas d’être attaqué.

Bien sûr. Elle avait déjà entendu ce genre de discours dans la bouche de certains Faucheurs. Les mêmes qui revenaient avec des membres en moins, ou qui ne revenaient pas du tout. Autant d'assurance dans un seul homme, c'était à vous faire lever les yeux au ciel, ce qu'elle ne se priva pas de faire. Mais après tout, peu lui importait que ce Salamandre pêche par fierté, ce n'était pas à elle de le remettre à sa place.
De nouveau il s'enquit de sa présence dans ce lieu. Soit la curiosité était un autre de ses traits de caractère, soit il se prenait pour le gardien des sources. Avec un soupir à peine contenu, la jeune femme s'assit à son tour et retira ses chaussures trempées. Elle veillait à toujours maintenir quelques mètres de distances entre eux en dépit de son attitude détendue.

— Oui, je traque les grands imbéciles qui dérangent la faune et perdent leurs vêtements bêtement. Tu n'en aurais pas vu un dans les parages, par hasard ?

Nouveau sourire en coin, néanmoins elle leva une main dans un geste de "d'accord, j'arrête" et reprit avec plus de sérieux :

— Je cherche des cristaux. Et le maigre butin que j'avais réussi à réunir vient de se faire emporter sous l'eau, alors il va falloir que je me remette en route sans trop tarder, dit-elle en essorant le bas de son pantalon, prête à remettre ses chaussures malgré l'humidité. À tes yeux ils n'ont certainement pas grande de valeur, mais j'ai besoin d'en rapporter une quantité respectable si je veux pouvoir considérer cette journée comme fructueuse.

Rhéa se remit debout avec une grimace d'inconfort lorsqu'un bruit spongieux provint de ses pieds. La randonnée dans ces conditions risquait d'être pénible, cependant il valait mieux ça que de ne plus avoir de chaussures du tout. Peut-être qu'à une autre époque, une dont elle ne gardait que des impressions de souvenirs, elle aurait pu marcher pieds nus sur les roches les plus tranchantes sans problème, mais ce temps était révolu.

— Aller, réjouis-toi : je disparais. Le coin n'est pas très propice à mes recherches. Essaye de ne pas te faire mordre le croupion, maintenant qu'il n'y aura plus de jolie princesse pour veiller sur toi et tes affaires, lança-t-elle avec un clin d'œil en tournant les talons.

Elle ne pouvait décemment pas partir sans une dernière remarque.

EPSILON