Le virtuose ne sert pas la musique ; il s'en sert

Grrrrrrr.

Ca ne devait être qu'une promenade matinale, au départ. Une petite sortie en quête d'un coin tranquille pour jouer de la pipa à personne d'autre qu'à lui-même. Parti aux premières lueurs du jour, l'animorphe n'a vu ni les heures passées, ni les kilomètres défiler. Et sa carte mentale de l'île est sans dessus dessous dans sa tête. Pire. Il a faim.

Alors qu'il cherche un coin sécurisé pour planquer ses vêtements et sa pipa dans l'espoir de pouvoir chasser, du bruit lui arrive aux oreilles. La logique voudrait qu'il soit proche de Velys - si tant est que sa logique ne soit pas ruinée par son errance.

Son premier réflexe est de faire demi-tour, mais le vent lui apporte autre chose. Une odeur qui vient lui chatouiller les narines et faire frémir ses oreilles. Il hésite.

Grrrrrrr.

L'animorphe soupire, ses épaules s'affaissant de résignation.

Il faut savoir souffrir pour survivre, dit-il en tapotant sur la pipa suspendue dans son dos.

Rassemblant sa motivation - largement alimentée par sa faim - il se dirige vers l'odeur qui lui fait gronder l'estomac. Ce n'est pas sa première visite au campement et on le laisse passer sans histoires. La tente de la cantine aussi, il la connaît bien, même s'il ne s'y est jamais rendu en pleine journée. Ses pas le mènent alors tout naturellement vers le bol fumant qu'il s'imagine déjà dévorer.

Après de courtes négociations, l'animorphe s'installe sur une chaise avec son air ailleurs et commence à jouer, sa voix grave accompagnant mélodieusement les notes paisibles qu'il offre à son audience.

Le virtuose ne sert pas la musique, il s'en sert.ft TALIESIN

Le virtuose ne sert pas la musique ; il s'en sert | Lilith Uh5u

La fatigue, le changement de vie. Il n'était pas rare d'avoir des absences lors des séances de camp d'entrainement de Lillith. Surtout que celle-ci avec un tempérament de chef et en demandait beaucoup à ses hommes. Néanmoins, ici, c'était plus de la moitié des soldats qui ne s'était pas présenté à l'entrainement. Le regard sévère, le visage droit. Lillith s'adressa aux hommes.

- Je déplore un taux d'absentéisme bien plus élevé qu'habituellement. J'en suis las. Vous ne vous entrainez pas juste pour moi, mais pour votre survie et celles de vos frères qui se trouvent à côté de vous. Aujourd'hui, vous me faites honte. Entrainez-vous deux fois plus pour palier à l'absence de la moitié de la troupe. Et demain, nous reprendrons de plus belle. Je refuse que des vies soient perdues par fainéantise. Exécution !

Il y eut quelques protestations, mais beaucoup était davantage motivé à s'entrainer après cette prise de conscience. Car, même si dans les combattants, certains n'avaient pas envie d'être là, d'autres savaient ce que cela signifiait "être chassé" . Les conseils de Lillith, bien qu'elle ait un caractère bien trempé, était souvent de qualité pour ces hommes. Ils poursuivirent donc l'entrainement pendant que Lillith chercha la cause de ce taux d'absentéisme.

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Elle n'eut pas à chercher bien loin en entendant le chant d'un barde qu'elle n'avait alors jamais encore ouï. Celui-ci presté dans la tente de ravitaillement, là où les combattants prenaient congé et se reposaient. Les chopes frappaient les tables, les chants de ses hommes raisonnés avec le chant du Barde.

Lorsqu'elle entra dans la tente, elle fustigea du regard l'ensemble de ses hommes qui se rendirent seulement compte de leur retard. Embarrassé, ils quittèrent le camp, sans dire mot, pour rejoindre l'entrainement sans que celle-ci eut à dire quoi que ce soit. Lillith s'approcha du comptoir et fit signe au tavernier de lui passé un de ces breuvages alcoolisés le plus semblable à son qu'on appelait "Bière"

La jeune femme contrastée sa façon de boire plutôt virile et sans pudeur avec l'apparence délicat qu'elle affichait. Vêtue cette fois d'une robe de combat, une grosse ceinture aux hanches, celle-ci était plus courte que celle accoutumée. Assises au comptoir, les jambes croisées sur une chaise haute laissé découvrir ses magnifiques jambes. Le dessus ne paraissait pas moins éloquent, car elle portait souvent des vêtements un peu trop grands afin de faciliter l'aisance de ses mouvements. Ainsi, le dessus retombait sur une de ses épaules laissant découvrir une musculature sensuelle. Tandis que sa poitrine était posée sur son bras accoudé au comptoir lui donnant plus de valeur. Il n'y a pas à dire, Lillith dégageait beaucoup de charme.

Par courtoisie, ou le temps d'étancher sa soif, Lillith attendu que le barde termine sa chanson pour l'interrompre.

- Bien belle chanson, mais elle empêche mes hommes de se concentrer.

Elle but une nouvelle gorgée et affonna son verre avant de le claquer contre le comptoir.

- Je suis Lillith, chargée de la formation au combat des soldats du camp. Qui êtes-vous ?

Quand il lève le nez, on dira presque que l'animorphe vient seulement de se rendre compte que la tente a été désertée - ou presque. Malgré une indifférence manifeste, il prend le temps de détailler la nouvelle venue du regard. Sans la moindre honte apparente, il laisse trainer ses yeux sur les courbes féminines en insistant là où la peau est dénudée.

Taliesin, dit-il en baissant les yeux sur son instrument.

L'animorphe n'est pas un expenssif tant qu'on lui fout la paix. Alors, c'est sans la moindre information supplémentaire qu'il démarre un nouveau morceau. Paisible, presque mélancolique, mieux adapté à l'ambiance soudainement bien vide du lieu. Ses doigts courent sur les cordes avec l'aisance de l'habitude, sans accompagner les notes de sa voix.

Ce n'est qu'après quelques mesures qu'il daigne faire un effort de sociabilisation.

Tu as fait fuir mon audience. Je pense qu'on peut dire qu'on est quitte.

Tout est dans la notion d'« effort ». Personne n'a jamais dit qu'il était doué.

Le virtuose ne sert pas la musique, il s'en sert.ft TALIESIN

Lillith n'en revenait pas. Quel toupet dans sa répartie. Se plaindre qu'elle a fait fuir son audience est audacieux et dans un sens pas tout à fait faux, même si son spectacle était improvisé. Lillth soupira faisant signe au tavernier de servir deux verres.

- Mettez la même chose pour ce barde.

Lillith se retourna et scruta l'étranger en le regardant dans les yeux.

- Je présume que vous n'êtes pas d'ici ? Pourquoi donc avoir choisi de venir visiter notre modeste campement ? Il n'y a pas meilleur publique à Tharion ?

C'était là une façon subtile d'inviter l'étranger à aller jouer ailleurs. Le tout dans la courtoisie et la bonne humeur. Il faut dire, en tant que gérante des formations de soldats, Lillith avait plutôt bonne presse à Velys, Et ce même, si elle était froide et hautaine. Après tout, les Vels sont des rebelles. Ils sont accoutumés aux caractères plus revanchards.

Le tavernier déposa les deux choppes, l'une en face de Lillith et l'une en face du barde.

- Mettez-ça sur sa note.
Le tavernier regardait le barde en attendant que celui-ci approuve.

Un sourcil se lève sans qu'il daigne regarder son interlocutrice, sa musique continuant d'envelopper l'air de ses notes. Les derniers occupants retournent à leur occupations quotidiennes, les laissant seuls avec le tavernier.

J'avais faim et le camp était plus près, dit-il en haussant les épaules sur le ton de l'évidence.

Etrangement, évoquer sa flemme de chasser ne lui semble pas pertinent.

Quant au public, le meilleur qui soit est celui qui veut bien m'écouter.

La musique se tait quand l'animorphe se lève pour rejoindre Lilith au comptoir. Sa pipa glissée dans son dos, il attend la contrepartie de ses services.

Je n'ai rien d'autre à troquer que ma musique et j'ai remplit ma part du contrat. A vous de voir si la boisson était comprise dans le repas ou non.

Le coude appuyé sur le comptoir, il pose son menton dans la paume de sa main. Son regard inexpressif passe de l'un à l'autre, ne sachant plus tout à fait qui donne les ordres ici.

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Les réponses du barde donnait l'impression qu'elle avait affaire à un vagabond. En effet, celui-ci ne semblait pas accoutumé des lieux et ne semblait non plus avoir d'attache envers Tharion. Une ville bien plus imposante, mais dont Lillith éprouvait un certain dégoût ou plutôt en colère envers celle-ci et ses habitants. Finalement, elle s'entendait notamment bien avec les vagabonds. Souvent, ils regorgent d'histoires surprenantes et apportent un vent de fraicheur aux Vels dans leur quête éprouvante de vengeance.

Lillith soupira voyant qu'il n'avait qu'à offrir son chant pour troquer boisson et nourriture. Elle finit par faire signe au serveur qu'elle prend donc les verres à sa charge. Celui-ci se rassura et retourna à ses occupations, les joues rouges d'embarras.

- Bien... Vous me devez donc un chant. Mais une autre fois, si vous le permettez. J'ai vu le bonheur dans les yeux de mes hommes et c'est quelque chose qu'on ne voit que rarement depuis l'Exil...

Lillith était une femme redoutée, car elle transparaissait une image d'elle sévère et autoritaire. En réalité, c'est une personne comme les autres, ayant subis d'énormes souffrances et se battant comme elle peut pour survivre, pour vivre.

- Ça fait longtemps que vous êtes exilé ?

Lillith fit signe des oreilles sur la tête de son partenaire de beuverie.

- Animorphe, c'est bien ça ? J'imagine que la vie d'avant n'a pas dû être simple pour vous également ?

Le tavernier frottait la table avec un vieux tissus auquel il cracha dedans pour l'humidifier. Il nettoyait les verres derrière son comptoir avec ce même tissu.

Il se tourne vers la femme pour la regarder alors qu'on lui apporte le repas promis. Il a cet air dubitatif de celui qui ne comprend pas tout à fait ce qu'elle raconte. Cachant son ignorance dans son verre, il avale une grande gorgée d'alcool qui tombe directement dans son estomac désespérément vide.

Le temps est quelque chose de très relatif quand on vit dans la Forêt. Je ne compte pas les jours et encore moins les semaines ou les mois. Ca fait… longtemps, oui, je pense qu'on peut dire ça.

Grrrrrr.

Il s'éclaircit la gorge pour cacher la gêne engendrée par son estomac tout sauf discret ou même élégant. Il attrape alors sa fourchette gauchement, un peu à la manière d'un enfant. Après quelques bouchées, il reprend la parole.

Si ce que tu appelles « avant » c'est avant de passer par le miroir qui m'a amené ici, alors ma vie n'était pas très différente de celle que j'ai maintenant. Si on ne compte pas le temps de ma captivité. J'avais caché mes oreilles, j'imagine que ça a aidé.

Lui ne pose pas de questions et distille les informations au compte-goutte. Il reprend son repas aussitôt, de cette manière un peu bancale qui ne lui donne pas un air particulièrement civilisé.

Le virtuose ne sert pas la musique, il s'en sert.ft TALIESIN

Le barde semblait surtout affamé plutôt que loquace. Il déglutissait d'ailleurs la nourriture comme un animal coupant l'appétit de la belle. Cela dit, son questionnement sur le temps avait lui ranimé une pensée chez Lillith. Elle non plus, ne savait plus très bien depuis combien de jours, elle etait là, mais elle se refusait d'y rester.

- Hm... L'exil m'a enlevée la luxure et la jouissance de profiter d'aisance matérielle. Aujourd'hui regarde-moi, je n'ai plus rien. Juste quelques tissus pour me vêtir. Je n'accepte pas d'avoir été laissé pour contre et c'est d'ailleurs la raison pour laquelle je me suis associée à ce village. Je ne suis pas un animal qu'on peut dresser, chaton.

Lillith affona une nouvelle fois sa bière et claqua sa chope sur la table.

- Enfin... J'imagine que d'autres ont une plus grande facilité de pardon et d'accepter leur sort. Ce n'est pas mon cas.

Lillith poussa son tabouret du comptoir. Elle se leva.

- J'ai l'intention de récupérer ce que l'on m'a pris. Je vais te laisser te rependre de ta gamelle. J'ai pour ma part un nouvel entrainement à donner. Si tu souhaites un jour me parler, tu sais où me trouver

Lillith s'approcha de félin rapprochant sa poitrine de son visage, elle lui chuchota à l'oreille.

- N'oublie pas que tu me dois une chanson.

L'animorphe baisse le nez vers la poitrine si gentiment présentée, l'air aussi détaché que si on lui offrait un caillou. Pourtant, ça ne l'empêche pas de mater ostensiblement.

Quand elle s'écarte, le félin pose sa fourchette dans son assiette vide, ses oreilles gigottant d'agacement.

J'ai accepté mon sort, c'est vrai. Mais qu'il me convienne ne signifie pas que j'ai pardonné qui que ce soit. Tu seras gentille de ne pas présumer de ce que tu ne connais pas.

L'animorphe relève un regard aiguisé vers la jolie femme en se levant de son tabouret, tranchant avec son attitude précédente.

Et puis, tu sais ce qu'on dit...

Il attrape sa chope et toise Lilith, l'air désolée pour elle.

Le confort matériel plaît à ceux qui ont besoin de combler quelque chose qui ne l'est pas.

Il lève sa chope vers elle et avale une grande gorgée d'alcool avant de la claquer sur le comptoir, à l'instar de ses manières à elle.

Tu auras ta chanson dans les jours qui viennent.

Replaçant sa pipa dans son dos, il se détourne avec un signe de tête en remerciement au tavernier et se dirige vers la sortie la plus proche de la Forêt.

Le virtuose ne sert pas la musique, il s'en sert.ft TALIESIN

Lillith préférait chez l'homme félin ce caractère revanchard que celui qu'il laissait paraitre lorsqu'il mangea. En effet, selon elle, il y a une forte différence entre s'adapter à l'environnement dans lequel on vit et jouir de l'oisiveté que nous propose cet environnement. Il ne faut pas oublier que cette île est notre prison, à nous les créatures. Et comme toute prison, elle a une sotie. Aucune porte n'est inviolable.

Elle toisa le vagabond se lever et s'apprêter à partir. Alors qu'il était sur le seuil de la porte, Lillith croisa les bras, le sourire aux lèvres.

- J'ai en effet de nombreux désirs à combler. Nous ne nous connaissons pas, et c'est quelque chose que je respecte, c'est d'ailleurs mieux comme cela. Quoiqu'il en soit, je suis ravi de t'avoir rencontrer Vagabonds. Saches juste que tu as la même lueur dans les yeux que les Vels qui vivent ici. Si le désir t'en es, la porte te seras ouverte.

Lillith raconta un mot dans l'oreille du tavernier, qui rougit et souriait bêtement. Il suivit le Vagabond dehors.

- Même si je comprends ta volonté de vagabonder, d'avoir ce sentiment de liberté qui t'es propre. Viens, un jour assister à un de nos entrainements. Cela pourrait te plaire et t'être utile pour survivre dans cette forêt. Quoiqu'il en soit, j'ai le sentiment que nous nous reverrons... Qui sait... Après tout, je suis une Sidhes.

L'animorphe accorde un long regard à la sidhe. Ses mâchoires se serrent à en faire ressortir les veines, la fusillant d'un regard furieux, mais il ne dit rien.

Finalement, il baisse les yeux en lâchant un profond soupir. Un sourire amer étire ses lèvres et le fait secouer la tête. Sans un mot de plus, Il tourne le dos à Lilith et quitte définitivement la tente.