Ombre saisissante tant par son teint cadavérique que par son regard sang, elle glisse parmi la foule et jamais ne s’annonce. Ses longs cheveux blondâtres et fillasses semblent toujours humides, comme cette peau presque translucide. Un visage sans défaut, mais un sourire carnassier que la volupté de ses lèvres ne cesse de déranger. En fait, tout chez elle dérange ; ce timbre de voix, très bas, vous murmure quelques paroles assassines. Ses mains veineuses, terminées par des griffes factices, vous caressent la carotide d’une manière bien curieuse.

Personne ne parvient à l’impressionner, atteignant les cent-quatre-vingt-un centimètres, des muscles finement travaillées encadrent avec tendresse des os par endroit apparents. Une corpulence très éloignée de ce qu’on se représente comme dangereux, à ceci près qu’aucun mouvement n’emprunte au hasard. Un calcul allant jusqu’aux moues, parfois enfantines, parfois cruelles, d’autres fois mélancoliques. Cette aura saturnienne l’importune depuis toujours et beaucoup refusent d’approcher cette âme en peine. L’est-elle réellement ? Son sourire rend mal à l’aise, on ne doute pas tellement de sa sincérité, disons plutôt qu’il voile quelque chose de sombre. Sa chair ne demande que le contact exclusif de ceux et celles qu’elle connaît, qu’elle connaît bien. La chaleur des autres remplace la froideur installée durement dans son cœur. On ne peut accéder jusqu’à lui, alors on se contentera d’observer sa poitrine ; des expirations et des inspirations discrètes, le silence plutôt que le bruit. Pour autant, la cacophonie ne provoque pas sa fuite, au contraire, elle lui permet de cueillir des détails intéressants. Quand la fête bat son plein, beaucoup abaissent leurs barrières et il faut toujours se garder quelques coups d’avance. Ne vous méprenez pas, la tactique, hormis en zone sauvage, ne l’intéresse pas plus que cela, malgré tout, elle apprécie en savoir un peu sur tout le monde. Au cas où, regardez-là, ne faire qu’un avec ses tenues, vérifier régulièrement son reflet, apprécier séduire par sa carcasse.

Peut-être qu’une explication autre se cache quelque part, peut-être qu’elle revêt la forme de vilaines cicatrices. Des cicatrices aux origines confuses, rougeoyantes, larges et creuses, du torse jusqu’aux chevilles. Elles sont acceptées ou tout du moins devrait être, un jour, acceptées. Une structure fragile, des fondations boueuses, elle doit avancer et veut avancer. Les surfaces miroitantes ne l’attirent pas, adepte des eaux troubles, une créature qui se love parmi les algues, quelques bulles remontent à la surface, allez-vous approcher ?

Haine, Gloire, Chair, Crépuscule et Brume, ces mots surgirent à la surface de sa conscience avant même que ses lourdes paupières ne daignent se délier. Une brusque reprise d’air instantanément suivi d’un violent choc électrique. Un cri étouffé par une pression moite, l’obscurité environnante l’empêchait de comprendre la scène qui se jouait. Quelqu’un l’empêchait de faire du bruit ; une odeur acidulée, de la sueur. Elle le connaissait, ses lèvres s’entrouvrirent alors non sans avoir un peu peur : “Gloire ?”. Un drôle de nom, mais il lui paraissait tout naturel de le prononcer, ce dernier lui répondit sans attendre, préférant se rapprocher de son corps allongé : “Haine, tu ne dois plus m’appeler comme cela”. Le début d’une myriade de questions, néanmoins des bruits tout autour l’empêchèrent de commencer à les poser.

Son interlocuteur les interrompit tous sans attendre, il en profita pour s’éloigner d’elle : “Chair, Crépuscule, Brume, nous sommes arrivés”. Mais d’où partaient-ils ? Ces cinq-là se sentaient proches les uns des autres et formaient presque une famille malgré leurs différences. Races, âges, carrures, sexes, un début de liste non-exhaustif, ces éléments n’étaient d’aucune importance pour eux. La jeune femme se releva tout à fait, s’extrayant par ce biais d’une sorte de flaque. Entre temps, ses prunelles prirent le temps de s’habituer à la pénombre, une grotte, voilà où ils atterrirent. Une grotte partiellement engloutie par les flots, à son plafond une colonie de chauves-souris, grouillant au sol de la vermine. Elle voulut se lever, mais ses membres brûlaient, après une rapide observation de son état, on la déclara inapte à sortir. Quelqu’un d’autre partageait une condition similaire, Brume. Cette dernière se rapprocha et lui explicita ses propres ressentis une fois tous les autres partis : “Nous avons vécu un bon nombre d’aventures ensemble, non ?”. Oui, ça semblait réel quand elle en parlait. Elle poursuivit encore un peu : “Nous ne savons plus rien, nous n’avons plus rien, je suis déjà fatiguée de tous ces mystères, Crépuscule m’a demandé de trouver un prénom, tu devrais faire de même”.

Point d’hésitation, Lisha arriva, comme destiné à la suivre à travers les flots de cette nouvelle vie. Un spectre de plus, enclin à ce qu’elle enfile cette enveloppe ; en quelque sorte, elle avait toujours été Lisha. Très vite, des informations capitales suivirent : une planète habitée par des êtres un tantinet différents, plus fragiles en apparence, mais nombreux. Il fallait faire preuve de prudence, trouver des alliés. D’autres créatures atterrirent plus ou moins en même temps que nos protagonistes. Forcément, ils s’approchèrent, quelques contacts, superficiels, néanmoins nécessaires à la survie. Malgré ces rencontres, ce lien, qui les unissait, semblait en tout point unique, ils avanceraient donc ensemble. La guerre débuta un peu plus tard, entre temps la grotte devint leur repère privilégié, mais cet événement inattendu (comprenez qu’aucun ne se mélangea assez à ce nouvel environnement pour le prédire), ébranla ce malheureux équilibre. Pourtant pas uns ne se retrouva ni effrayé, ni démuni ; le chaos les appelait ? D’un commun accord, ces compagnons se proposèrent afin d’effectuer différentes missions spécifiques : assassinat, sabotage et infiltration. Différents maîtres, tous du même camp évidemment, on exploita correctement ces talents.

Malheureusement, comme tous le savent, la défaite rendit visite aux monstres. Le vent tournerait, alors, ils reprirent leurs identités laissées de côté le temps du conflit. Certains les connaissaient sous un nom, un autre, jamais les deux à la fois. À l’arrivée de l’ennemi, aucun n’opposa de résistance, on les compta comme faisant partie des premiers arrivés sur l’île. Depuis cet éveil, l’instinct décidait de leurs actions. Contrairement à ses semblables, Lisha appréciait tant son récent passé que son présent. Aucun manque ne se faisait ressentir, au contraire, elle parlait de soulagement. Cette perte qui causait derrière son sillage, folie et abattement l’épargnait. Une fois, le village mit en place, la petite troupe se trouva un nom de famille commun et se décidèrent à évoluer au sein des Faucheurs. Le sérieux allié à un professionnalisme certain parvint à leur attirer définitivement une confiance partagée par tous. Les deux premières années, elle se contenta de son poste d’espionne, mais un malaise installé précédemment l’empêcha de s’y épanouir. Certes, les souvenirs disparus ne lui posaient pas de problème, a contrario son savoir-faire discutable revenait régulièrement hanter ses nuits. Voilà là, un ballet incessant de pourquoi. Au bout d’un moment, elle dut se contraindre à en parler et cette lourde discussion, Chair s’en occupa. Cela vira rapidement en dispute, lui le ressentait comme une trahison, qu’un membre du quintette veuille emprunter sa propre route lui demeurait inconcevable. Crépuscule le rejoignait en tout point, il ne restait qu’uniquement Gloire et Brume. Ils prirent le parti de la neutralité.

Pour la première fois de sa nouvelle vie, Haine ne s’empêcha pas de siffler son fiel. Aujourd’hui, les conséquences de cette incartade se font encore ressentir : Crépuscule et Chair s’exilèrent (non contant du conseil), Gloire et Brume continuèrent en tant qu’espions, mais font tout leur possible pour ne croiser sa route d’aucune façon qui soit. À certains, ces décisions apparaissent comme exagérées, il faut y comprendre que les sentiments qu’ils partageaient ne pouvaient être décrits correctement par les mots. Et dans un sens, ces sentiments les rattachaient à quelque chose de plus grand, leur bien le plus précieux. Ce quelque chose de plus grand ne convenait plus à Lisha, cette dernière trouva refuge auprès du gérant de la Faery. Il lui transmit tout son savoir sans ménagement. Elle passa donc au bout de quelques mois de vendeuse à artillier. Bien entendu, cela fut possible grâce à ce mystérieux savoir-faire qu’on mentionna un peu plus tôt. Quant à la gérance de la boutique, elle lui revint par le biais d’un malheureux événement, à savoir l’exil de son ancien propriétaire. Une terrible injustice à son sens ; une commande non honorée d'après les rumeurs, des témoins frauduleux et un verdict doux-amer. L’exil ne fut pas la sentence, son maître prit cette décision seul et ne lui laissa qu’une lettre d’adieu. D'autres interrogations après ce déchaînement de faits, aucun semblant de réponse. Plusieurs villageois n’appréciaient pas le système mis en place, seulement, les rebelles comme certains les nommaient, n’offraient pas non plus une véritable porte de sortie. Devenir vagabond ne se présentait même pas, pas au milieu d’un écosystème si austère.

La Faery compte à sa tête une véritable fée, cette dernière malgré son aspect quelque peu effrayant s’assure de protéger les plus périlleuses extractions de minerais. Elle assure également quelques commandes bien spécifiques sortant de l’ordinaire. Enfin, depuis sa prise du poste, on compte moins d’accidents, ses capacités naturelles parvenant à éviter le pire au sein de la forge. Il ne fait aucun doute qu’elle prit la meilleure décision à l’instant T, mais pour combien de temps encore ?