Tremble la terre sous ses pieds et frémissent les cœurs sous son regard, puisqu’elle est maîtresse de l’une et bourreau des autres. Sa silhouette longiligne fut parmi les premières à arpenter les forêts de l’île et cet exil lui sied : Rhéa marche toujours avec l’assurance tranquille d’une reine foulant ses propres terres. L’âge n’a pas de prises sur ses traits de renarde, le blanc ne strie pas encore l’opulente chevelure noire qui lui bat les hanches et si sa peau est constellée, il n’est pas une seule tache qui ne soit de naissance.
Elle-même ignore quels pouvoirs elle a pu posséder par le passé, mais quelques témoins gardent le souvenir vivace de la force colossale qu’elle déploya lors du conflit contre les Hommes. En dépit de la finesse de ses mains et de ses délicates épaules, elle peut fendre en deux une montagne et rien ne parait pouvoir l’ébranler. Même l’affaiblissement de sa magie ne semble pas l’avoir vraiment affectée.

Bien qu’elle s’occupe de fournir le village en breloques et outils magiques, ce n’est que par coquetterie qu’elle se pare de bijoux et toutes les gemmes qu’elle pourrait porter sont dépourvues de magie. Amatrice de confort et de babioles brillantes, elle laisse à d’autres le soin d’enchanter des objets et se satisfait très bien d’être celle qui déterre les richesses cachées dans le sol. Avoir une bague à chaque doigt ne l’a jamais empêchée de plonger les mains dans la boue.

Mais sous cette brutalité que l’on pourrait imputer à sa nature de golem, Rhéa demeure bienveillante. Elle est le séisme qui ravage tout autour de lui comme elle est la terre chaude et nourricière qui porte la vie. Redoutable pendant la guerre, la jeune femme a abandonné ses velléités de vengeance en traversant le miroir une seconde fois. Protéger ce qu’il reste des créatures lui semble plus important que semer la mort chez les habitants légitimes de ce monde.

Contrairement à d’autres, Rhéa s’est réveillée seule dans ce nouveau monde, avec un très grand vide dans la mémoire. Aujourd’hui encore elle ne saurait dire exactement combien d’années de souvenirs lui ont été dérobées, mais elle est certaine d’être une créature ancienne. Bien plus que ce que son reflet ne pourrait laisser croire.
Son errance solitaire n’a cependant pas duré et c’est en compagnie d’un géant bourru et barbu qu’elle a découvert les humains pour la première fois. N’ayant ni famille ni amis auxquels se raccrocher, c’est avec cet inconnu taiseux mais attentionné qu’elle s’est sentie le plus en sécurité. Des Pyrénées jusqu’à Tharion, elle ne l’a pas quitté d’une semelle. Et inversement.

Les premiers temps sur terre furent pleins de découvertes passionnantes et de rencontres amicales. Elle se fit quelques bons souvenirs pour venir combler la page blanche de sa mémoire. Mais lorsque la méfiance commença à transformer les regards, la sagesse lui dicta de chercher la compagnie de ses semblables pour prendre de la distance avec les Hommes. Malheureusement, cela ne suffit pas.
Forcée de fuir jusqu’à se retrouver acculée, elle n’eut d’autre choix que d’user de violence pour protéger ceux qui fuyaient avec elle. De fil en aiguille, elle s’engagea dans le combat, non plus pour mettre à l’abri ceux qui étaient menacés, mais bel et bien pour tenter de soumettre la race humaine. En quelques mois, son esprit se rempli d’images de mort, son cœur se noircit de rage et ses mains furent rougies de sang au-delà de toute possibilité de rédemption. En vain. La victoire ne se présenta pas à elle.

Sous la menace de voir son cher ami, son refuge, sa seule famille, se faire abattre froidement, elle se rendit et accepta la captivité. La seule condition pour la garder docile fut de ne jamais la séparer de son compagnon. Dans un premier temps ils furent simplement enfermés, parfois déplacés en fonction de ce que les gouvernements décidaient de faire avec leurs prisonniers.
Puis elle revit le grand miroir, si étrange et familier à la fois. L’exil forcé sonnait comme une promesse de paix et une chance de se reconstruire. Qu’on les laisse donc se bâtir une nouvelle vie, patience et opiniâtreté seraient leurs meilleures armes pour se relever et peut-être prendre un jour leur revanche. Deux qualités dont elle ne manquait pas.

Lorsque le village de Tharion commença à sortir de terre, Rhéa participa dans un premier temps à la construction de nouveaux chalets. Mais rapidement elle s’intéressa aux particularités magiques de l’île, en particulière celles des minéraux. Les repérer était un jeu, les extraire, un défi. Quant à leur raffinage et leur exploitation, l’idée vint de son cher ami. Ainsi naquit le Chaudron.